Retranscription : Interview du 10.12.22 - Mme Collombat, Directrice de l’ESIT

 

Kristel. M : Que signifie pour vous la “connexion” dans la traduction ?

 

Isabelle Collombat : La connexion de la traduction peut se voir à travers le lien entre le texte original et le texte cible (=texte de traduction). Elle peut aussi se voir dans le lien entre l’émetteur du texte, qui peut être l’auteur ou une personne morale, et le lectorat. Mais ce dernier peut également se voir à travers la manière dont le texte se traduit, comment il va tisser des liens pour s’intégrer dans son nouvel écosystème cible. De la même manière, cette connexion peut se faire par le biais de l’intertextualité. Dès lors, la question qui va se poser pour produire une traduction dans un écosystème cible, c’est, de quelle manière va-t-on faire jouer l’intertextualité pour que les lecteurs et lectrices aient la même expérience de lecture qu’avec le texte original ? Par exemple, on peut travailler sur la métaphore ou sur les références culturelles, selon le degré d’adaptation souhaité et voulu qui va dépendre de la finalité de la traduction, en fonction du but recherché, à savoir si on veut être plus sourcier ou plus cibliste.

 

Pour ce qui est de la connexion en termes humains, parce que c’était aussi le point de départ de la covid, les « traductaires » sont souvent des personnes qui ont un rapport particulier à la langue et qui peuvent être assez solitaires. Sauf qu’en réalité aujourd’hui dans tout métier, et le nôtre n’y échappe pas, il faut travailler en réseaux. Donc les réseaux peuvent être effectivement virtuels ou autres. Dans toute profession il faut réseauter, c’est le meilleur moyen pour s’intégrer dans le marché du travail. Mais le paradoxe dans le métier de “traductaire” est qu’il s’agit d’une personnalité (je schématise) plutôt réservée, solitaire, avec pourtant un besoin de travailler en équipe. Donc on a des équipes virtuelles qui se mettent en place, dans ce sens tous les outils de réseautage virtuels, y compris les outils de gestion du flux de travail sont extrêmement salutaires, parce que ça permet de travailler en réseau et en équipe, tout en restant parfois dans son coin. Mais si on parle de la covid et de ce qui s’est passé en salle de classe, certes le fait d’être connecté en visio et autre permet quand même de combler certains manques - en tout cas c’est ce qu’on pensait mais finalement la vraie connexion se fait entre humains et donc les échanges entre personnes sont irremplaçables. Et maintenant on se rend compte qu’on peut très bien faire un mix des deux. On connaît mieux les outils qui nous permettent de gérer les choses à distance. Mais je pense que ça a mis en évidence l’impérieuse nécessité de se voir en personne parce que ça c’est vraiment irremplaçable.

 

K.M. : Que pensez-vous des outils de traduction automatique ?

 

I.C. : Au sujet du rôle de la traduction automatique, là encore une fois, la traduction automatique, c’est tout ce qu’on appelle traduction assistée par ordinateur (TAO/ TA), ce sont des outils. L’ESIT est membre du réseau EMT (Réseau des Masters Européens en Traduction). Nous avons un référentiel de compétences auquel nous devons nous conformer pour pouvoir conserver notre label européen. Dans ce référentiel de compétences, il y a 5 groupes de compétences. Ainsi l’utilisation des outils et en particulier de la traduction automatique, n’est donc qu’une modalité de la traduction parmi d’autres. Mais quand on est traductaire professionnel, on doit être en mesure, selon le mandat donné, de déterminer quelle est la meilleure manière de s’en acquitter pour arriver à produire une traduction qui réponde au mieux aux besoins du client. Parfois il peut s’agir de la traduction automatique si cela s’y prête, mais ça n’est pas le cas de tous les domaines. Il faut toujours avoir conscience, qu’un texte soumis à la traduction automatique devra être travaillé en amont pour être simplifié de manière à ce qu’une fois traduit automatiquement, il y ait le moins d’ambiguïtés possibles et ensuite il est retravaillé en aval par la post-édition qui est effectuée par un être humain.

 

K.M. : Y-a-t-il une compétition entre ces outils utilisant l’intelligence artificielle et votre métier de traductaire ?

 

I.C. : Pour des raisons commerciales évidentes, quand on post-édite on ne réécrit pas tout parce que si tout est travaillé en double (par la machine puis par l’humain) pour un client potentiel, c’est une perte de temps et d’argent. Par conséquent, il faut que les révisions soient minimes. Ce qui signifie que soit la traduction automatique est de qualité et donc le texte cible s’y prête (terminologie simple, phraséologie sans ambiguïté), le texte est alors travaillé en amont, puis traité par la machine, et enfin la post-édition vérifie qu’il n’y a pas d’ambiguïté, parce qu’il peut toujours arriver que la machine fasse une erreur. Si le domaine ne s’y prête pas, un.e traductaire professionnel.le doit être en mesure de dire non à l’emploi de la traduction automatique, parce que ça n’est pas le meilleur outil - il faut alors ce qu’on appelle une “bio traduction” - une traduction humaine. Pour faire ce choix et être capable de conseiller les clients, il faut connaître les outils, ce qui différencie un traductaire humain d’une machine. Etre capable de déterminer le type de texte qui va bien s’y prêter ou pas et donc connaître les outils, ce qui ne veut pas dire que leur utilisation en est systématique.

 

Il ne faut pas oublier qu’il y a deux sortes de traductions automatiques. Il y a la traduction dite « statistique », celle que fait Google Traduction, qui va simplement aller chercher des phrases dans un corpus existant; et Deepl qui est quant à lui de la traduction « neuronale » et qui contient donc une forme d’intelligence artificielle. Mais là aussi il peut y avoir des erreurs, il peut arriver qu’il y ait des mots polysémiques. Tous les corpus à partir desquels les machines travaillent sont des corpus alimentés par des traductions humaines, c’est pourquoi on a besoin de ces traductions pour améliorer les outils.

 

Enfin, si on regarde ceci avec recul, et cela relève de la posture éthique, il faut se dire qu’à partir du moment où on traduit pour transformer une information produite par des êtres humains dotés d’une intention de communication à destination d’autres êtres humains, on pourrait considérer qu’il est totalement aberrant de laisser le soin à une machine de servir de truchement entre les êtres humains sans un minimum un contrôle pour s’assurer que cette communication va fonctionner.

 

Indépendamment de cela, à un moment donné il faut sortir de l’ombre. Traductaire littéraire, c’est un métier qu’on aime faire, qu’on fait avec passion et finalement nous sommes là pour établir un lien entre une culture et une autre et pour produire un texte cible qui va à la fois être loyal envers l'auteur et en même temps viser un lectorat. Donc il faut qu’on fasse entendre notre voix. Nous ne sommes pas des machines, c’est un métier qu’on a plaisir à faire et qui a une utilité humaine, donc l’abandonner à des machines même pour des raisons commerciales ou de rentabilité ça ne sert strictement à rien parce qu’à un moment donné les lecteurs et lectrices vont s’en rendre compte et cela va décrédibiliser les maisons d’édition.

 

La traduction automatique ne doit pas être diabolisée, ni sacralisée, il s’agit d’un outil parmi d’autres. C’est exactement comme si on essayait de sacraliser l’ordinateur c’est un outil. Mais c’est nous qui nous servons de l'outil. Il faut le maîtriser dans tous les sens du terme. Le dominer, et le maîtriser. Le connaître et connaître ses limites, savoir pourquoi on l’utilise. Donc c’est avec un petit peu de réflexion et d’éthique en plus, qu’on se sent conforté dans notre humanité pour utiliser la machine à bon escient. Par ailleurs, la machine n’a pas d’intention de communication. La machine n’a pas en tête les consignes du donneur d’ordre quel que soit le texte. Par exemple, si l'éditeur veut que vous adaptiez le langage parce que c’est un livre pour enfant, la machine, quant à elle, ne peut pas le savoir.

 

D’ailleurs certaines fonctionnalités ne sont pas encore assurées par les machines tout ce qui concerne le langage inclusif et la féminisation. Donc si votre donneur veut que vous mettiez un petit peu de langage épicène, inclusif ou de féminisation vous êtes obligé de le faire à la main, enfin artisanalement parce que la machine ne le fait pas. Elle ne peut pas tenir compte d’une intention de communication et quand on fait de la traduction à ce stade c’est un acte de communication.

 

Je tiens d’ailleurs à préciser, parce que c’est quelque chose que j’explique aux élèves de l’ESIT, la différence entre ce qu’on appelle la traduction didactique et ce qu’on appelle la traduction professionnelle. La traduction didactique c’est thème/version, de la traduction pour s'entraîner. Quand on passe à la traduction professionnelle, il s’agit d’un acte de communication et on traduit pour faire comprendre et non pas pour comprendre ce qui est totalement l’inverse. C’est la raison pour laquelle en traduction professionnelle on ne traduit pas de la même manière du tout, parce que la finalité est complètement différente.

 

K.M. : Le conseil est-il également une forme de connexion ?

 

I.C. : Je pense qu’un des problèmes c’est que les « traducteurs » sont par nature habitués à être dans l’ombre, en retrait et que désormais il faut qu’on arrive à se mettre en avant pour expliquer en quoi nous sommes des professionnels. Devenir même des conseillers.ères dans le domaine de la communication interculturelle. Parce que nous sommes tout à fait aptes à le faire, être des conseillers en termes de communication écrite ainsi que dans l’application des outils. Donc il s’agit de sortir de l'ombre, expliquer, faire un peu de pédagogie et être capable d’expliquer en quoi consiste notre travail, c’est aussi ça la connexion.

 

KM