L'élan après la tempête
« Elle vivait dans notre classe
Pourtant elle n’y appartenait pas ;
Quand nous ne la voyions pas de face,
Ses yeux semblaient nous dire « aidez-moi ! ».
Seulement à son nom prononcé
Dévoilait-elle sa voix, pas ses secrets
Seulement voilà, elle a décidé
De quitter ce monde à jamais.
Dans son refuge, son monde d’écriture,
Elle révélait tout haut ses blessures
Et la mer noire où elle sombrait
Et libérait tout ce qu’elle taisait.
Quels tristes sentiments nous accablent !
D’abord le choc et la brutalité
De ce qui est couramment la réalité
La culpabilité et l’impuissance
De n’avoir pu la tirer de sa souffrance
Et même l’impression générale
Qu’on ne la connaissait que mal.
Elle est partie malgré nos âmes affables...
Des directeurs aux professeurs aux élèves
Les uns les autres, on se rassemble et se relève
Pour faire face au drame que nous déplorons
Tous ensemble nous la commémorons
Sa disparition renforce notre lien
Soyons sereins : là-haut, elle va bien… »
Das Vergissmeinnicht
Clara AUBEUX
Laurent Philippe RÉGUER était maître de conférences au département d'Études Germaniques, enseignant d'allemand, de néerlandais et d'afrikaans, mais aussi inspecteur général de l’enseignement du néerlandais auprès de l’Éducation nationale. Il nous a quittés le 20 septembre 2012. Nous avons voulu que notre promotion porte son nom.
Étudiants et enseignants se souviennent...
Je n'ai eu Monsieur Réguer que le temps d'un court semestre. Pourtant, je reste marquée par le personnage : grand, la chevelure blanche, arborant fièrement un torque au poignet, il nous racontait l'histoire des langues germaniques, de leurs différences et de leurs points communs. Sa culture était impressionnante mais il était sans prétention : il passait du suédois à l'islandais, l'air de rien, toujours souriant. J'en garde une impression d'extrême bienveillance.
Mathilde Pelé
Ik heb dat tedere gevoel, chante Herman van Veen, et je suis moi aussi émue, cher Laurent, en repensant à cette rencontre dans un couloir de Censier lors d’une surveillance de nos étudiants respectifs au moment des examens. Visiblement heureux de cette rencontre fortuite avec une collègue linguiste, tu t’es mis spontanément à me parler avec enthousiasme des langues germaniques : quelles sont les affinités entre le néerlandais, l’allemand et l’anglais ? Quelles subtilités différencient le danois du suédois ? Quelle est la proximité entre le norvégien et l’islandais ?... Tes propos érudits résonnaient dans le couloir quasi désert, tu étais intarissable – à tel point d’ailleurs que j’ai l’impression de n’être jamais retournée – ou alors tardivement – dans ma salle de surveillance, où j’avais laissé quelques collègues. J’ai pu alors aisément imaginer la passion avec laquelle tu faisais aimer aux étudiants le vieux et le moyen haut-allemand, les mutations consonantiques, les occlusives, fricatives et autres affriquées…
Plus tard, quand je me suis rendue chez ta voisine afin d’y récupérer les livres empruntés qu’il ne t’avait plus été donné de retourner toi-même, j’ai découvert l’étendue de ta curiosité intellectuelle. En suivant tes pas à l’Institut Néerlandais de Paris et dans les bibliothèques universitaires, je me suis rendue compte que ta passion intellectuelle ne se limitait nullement aux langues germaniques : hormis les ouvrages sur le néerlandais et l’afrikaans, je me souviens avoir rendu des méthodes et des CD de finnois, des ouvrages sur le grec…
J’aurais tant aimé profiter encore de ta bonne humeur et de tes connaissances ! Suivre tes cours de néerlandais et d’afrikaans, apprendre à prononcer le nom du volcan Eyjafjallajökull,… Nos discussions chaleureuses me manquent, de même que tes cours si vivants manquent à nos étudiants.
Ricarda
Je me souviens de Laurent Réguer … – en fait, ce que je ressens, ce n’est pas tant de la nostalgie mais plutôt la volonté et le besoin de garder vivants des moments de coopération amicale dans le domaine de la linguistique, et de les prolonger. Nous avons en effet animé ensemble un séminaire sur l’histoire de la linguistique allemande au 19ème siècle. Tous les deux passionnés par les problématiques qui intéressaient les Grimm, Schleicher, Wegener et Paul, nous avons beaucoup échangé, et profité mutuellement de nos perspectives différentes mais convergentes. L’intérêt de Laurent pour les langues était enthousiaste, gai, émerveillé ; il alliait l’amour du détail à la théorie. Les ouvrages et brochures qu’il a écrits en portent la signature. Si je reprends aujourd’hui son cours sur l’histoire de l’allemand, je le fais dans l’esprit de notre séminaire commun qui mettait l’accent sur les facteurs d’évolution, sur la vie des langues et des hommes qui les parlent.
Laurent Réguer avait fait sa thèse sur les particules du néerlandais, langue qu’il enseignait et promouvait à l’université et au niveau de l’enseignement secondaire. Son enthousiasme était communicatif, aussi bien auprès des étudiants que des collègues. Il était inventif et ouvert – la création d’un cours d’africaans avec l’aide de l’ambassade de l’Afrique du Sud, le seul à l’époque en France, en est la preuve. Je suis heureuse d’avoir pu, en tant que directrice de FCP3, l’aider dans cette entreprise.
Au-delà des coopérations et échanges scientifiques, la vie nous a donné quelques belles occasions de converser amicalement, souvenirs plus secrets et intimes qui confortent l’image d’un homme bon et qui allait toujours de l’avant.
Avril 2014
Irmtraud Behr
Des souvenirs de Monsieur Réguer, j’en ai beaucoup... Il fait partie de ces professeurs qui nous marquent. Je le découvrais lors de la première réunion de rentrée, et eus tout de suite l’image d’un professeur dynamique, passionné et passionnant, impression confirmée lors des cours de néerlandais au premier semestre. Si le cours de linguistique historique est celui qui me reste le plus en mémoire, ce n’est pas pour les œufs en chocolat qu’il nous distribuait pendant le partiel, tout en nous prenant en photo pour qu’on ait un souvenir de cette heure et demie hebdomadaire à découvrir les affriquées et s’imprégner de sonorités encore inconnues.
C’est surtout pour l’enthousiasme avec lequel il transmettait son savoir. Il a su communiquer son intérêt pour cette discipline, et j’aurais aimé le remercier d’avoir fait naître en moi ce goût pour l’histoire des langues. Je continuerai ma découverte du moyen haut-allemand, avec ces mêmes livres qu’il nous montrait encore à la bibliothèque d’Asnières avant qu’elle ne ferme, parce qu’il avait décidé qu’une telle excursion était plus importante qu’un cours. Je me souviens de l’émotion avec laquelle il nous les présentait, nous invitait à seulement les regarder et nous expliquait quelle perte ce serait de ne plus avoir ces textes à disposition, pour simplement se laisser inspirer par un titre, ou en ouvrir un au hasard parce qu’il y aurait « certainement quelque chose d’intéressant dedans ».
La nouvelle de son décès fut bouleversante.
Myriam Boubaker
Plus qu'un souvenir précis, ce que je retiens des cours de monsieur Réguer, c'est une impression générale. Une énergie et surtout une passion qui l'habitaient à chaque instant. Il faisait partie de ces gens qui vous inspirent et qui vous rappellent qu'un métier, ça ne devrait pas être juste une activité qui sert à gagner son pain, mais une activité qui vous intéresse réellement. Il avait un don, non seulement pour les langues mais aussi pour transmettre sa passion. En cela, il est l'un des meilleurs professeurs que j'ai pu avoir.
Jeanne Dudouit
C’est quelques jours après notre déménagement d’Asnières à Censier que nous avons perdu un des piliers du département : notre collègue linguiste et néerlandiste Laurent Réguer nous a quittés. Malgré le deuil, il a fallu continuer. Devoir rédiger une fiche de poste pour remplacer Laurent quelques jours après sa mort fut une épreuve particulièrement difficile, alors que nous étions encore sous le choc.
Laurent était un ami et un collègue. Il nous manque et nous manquera toujours : son sourire, son enthousiasme, sa chaleur humaine, son rayonnement, sa compétence. Sa modestie et son engagement pour le néerlandais l’ont caractérisé tout autant que son enthousiasme pour les questions de linguistique, de langue et culture, mais également de pédagogie, et il a marqué les étudiant-e-s qui ont eu la chance de suivre ses enseignements.
Valérie Robert
Laurent Réguer est l’un de ces professeurs que l’on n’oublie pas, il restera probablement celui qui m’aura le plus marqué. Je me souviens surtout des cours de linguistique comparée, au cours desquels il avait décidé de nous enseigner les bases du yiddish et de nous sensibiliser à la culture juive. Nous étions toujours ravis de le retrouver pour ce rendez-vous hebdomadaire. Il était très humain et avait avec chaque étudiant une relation individuelle. Notre petit groupe comptait notamment plusieurs étudiants étrangers, pour lesquels il avait toujours quelques mots dans leur langue maternelle. Sa passion pour les langues et les cultures étrangères était contagieuse. Comment ne pas avoir envie de lui ressembler un peu, en le voyant aussi cultivé et à l’aise dans autant de langues ?
Avec lui, tout semblait si facile, à la portée de tous. Ça a été le déclic qui m’a poussée moi aussi à apprendre les langues qui me faisaient rêver. Très apprécié par ses étudiants, il avait le pouvoir de motiver toute une classe à le suivre un samedi pour une visite culturelle ou simplement à rester après les cours autour de quelques verres et biscuits, juste pour profiter de sa compagnie. J’ai été très affectée par la nouvelle de son décès et je regrette de ne pas avoir pu profiter de ses enseignements jusqu’à la fin de ma licence.
Elsa Ganet
Monsieur Réguer
Qui nous a jamais fait la guerre.
Un professeur plus que compétent,
Qui nous a fait des compliments.
« On va demander à la spécialiste »
C’est ainsi que j’étais sur sa liste.
Mais c’était avec lui que j’ai appris les choses ;
Quel homme grandiose !
J’étais impressionnée par ses compétences linguistiques
Qu’il nous a transmises de façon ludique.
L’apprentissage était intéressant et un plaisir ;
Monsieur Réguer, notre désir !
Ainsi je l'ai dans ma mémoire
Et il garde son siège perchoir.
Sa façon d’être est inoubliable
Cet homme est irremplaçable.
Il avait tout mon respect ;
Qu’il repose en paix.
Mes sincères condoléances,
Rebecca Kreutzer.
(Septembre 2012)
Laurent, c’était carpe diem, dans les derniers mois de sa vie, toujours, carpe diem, encore, malgré les défaillances physiques de plus en plus humiliantes, de plus en plus visibles. Personne, pourtant, ne pouvait se douter dans quelle solitude vivait cet homme.
Arrivée à Asnières en septembre 2010, on m’avait proposé de partager son bureau. Alors même qu’il enseignait la plupart du temps à Censier, Laurent aimait venir à Asnières. Pour y travailler à son ordinateur, voir les collègues et discuter. Au début, peut-être par discrétion réciproque, nous ne nous croisions pas souvent. Il laissait des messages sur le tableau blanc, toujours enjoués, joyeux, pleins d’une bienveillante attention. Il avait mis une rose cueillie sur le campus dans un verre sur mon bureau et, à chacun de ses passages, ne manquait jamais de la renouveler. Il aimait passionnément les fleurs. Chaque fleur était sa fleur préférée. Je me souviens bien de notre étonnement devant la vitalité insolente du grand magnolia blanc que Laurent avait cueilli dans l’enceinte du centre universitaire. Il ne voulait pas tenir dans un verre. Après l’avoir admiré longuement, nous l’avions posé sur le rebord de la fenêtre et il avait rapidement dépéri. Ce magnolia avait beaucoup troublé Laurent.
Quand il s’absentait, il avait coutume de poser un grand cadre doré sur le fauteuil en face de son bureau, avec une photo de lui, encore en boucles blanches soignées et chemise orange, serrant contre lui son gros chat à poils blanc. Laurent avait le goût de la mise en scène. Il aimait se déguiser. De jeansboy en ange hippie, il s’était finalement transformé en Gatsby le Magnifique (mais seulement sur le plan vestimentaire, pas dans l’esprit). Je n’aimais pas voir ce cadre sur son fauteuil, il disait l’écoulement du temps, il annonçait le vide, le départ définitif de Laurent, et je sentais obscurément que cette sorte de relique prématurée était un appel. Dans la précipitation de la fin de semestre et du grand déménagement vers Censier, Laurent commençait à dire adieu. Il faisait ses cartons, consciencieusement, distribuant ses trésors à qui de droit, comme on fait quand on veut « s’alléger ».
Laurent avait une passion naturelle du savoir. Il vivait pour transmettre, il vivait pour l’université et ses étudiant.e.s. Sur son lit d’hôpital, quelques jours avant la fin, il abandonna l’idée de manger une orange pour raconter l’histoire rocambolesque de la Salpêtrière qui, avant de devenir un hôpital, avait été tour à tour asile, lieu de débauche et bagne enfermant toutes les catégories de femmes asociales dont les fillettes abandonnées et les prostituées que Colbert maria en série pour peupler les Amériques. Cette anecdote faisait rire Laurent. Il aimait connaître toute l’épaisseur du lieu qui le détenait. Une dernière fois, je l’aurai vu animé de ce grand feu qui faisait oublier son corps malmené par la maladie. Lui qui aimait tant les fleurs d’Asnières est mort le 20 septembre 2012 à quatre cent mètres de Censier. D’une certaine manière, il est resté avec nous.
Andréa Lauterwein